D’origine
libanaise mais vivant en
France depuis 1972, Vénus Khoury-Gatha est une des grandes
voix de la poésie
française. Mais quelque chose de son origine donne
àson
écriture ce rythme ample, celui de la
mélopée
portée par une langue riche, comme ces grandes laisses de la
poésie orientale.
De surcroît, la poésie de Vénus
Khoury-Ghata est mythologique.
C’est-à-dire qu’elle fonde une
mythologie personnelle, avec des récurrences de
mots, une profération de haut vol, des
énoncés de prophétesse, de Cassandre
parfois. Ainsi, dans Les obscurcis, ses
poèmes apparaissent souvent comme les fragments
d’un immense récit – « On
ne rattrape pas le bateau avec un
âne dit la veuve / et elle lance sa chaussure sur le fleuve
qu’elle vive sa vie
entre écluse et embouchure » –,un
récit qui peut se condenser en images fulgurantes :
« tu es
ma femme dit-il à la première flamme / vous
êtes mes
filles dit-il aux étincelles / et il s’engouffre
dans la lampe pour atteindre
l’autre versant de la
lumière ». Mais surtout ce
chant annonce,
convoque, exhausse le réel avec une puissance peu commune
dans la volonté
d’embrasser le monde pour s’avancer sur son seuil,
lumière au poing, et
l’embraser. Pour autant, Vénus
Khoury-Ghata ne se soustrait pas à
l’autobiographie – « Elle
s’invente un jardin / y met un
arbre avec son ombre d’origine / ses oiseaux polyglottes /
ses feuilles de
papier d’Arménie », comme
elle ne s’absente pas du monde et de ses
déchirements – « Les
bombes volent
dans les yeux des enfants avec les premiers flocons / dans
l’école restée sur
l’autre pente / les élèves conjuguent
le verbe mourir au présent / incompatible
avec la neige l’imparfait est lourd de
conséquences et non conforme à la
géométrie de la saison
et / ce n’est pas l’instituteur resté
sous les décombres qui va le
contredire ». Cette poésie est
ainsi tout à la fois complètement
d’aujourd’hui et de
toujours,
présente au monde et éternisée
dans
sa mythologisation active. Pour cela, la langue est
convoquée comme l’aune de
la pensée, comme pierre de transmutation
universelle : « Le
langage en ce temps-là faisait feu
de tout bruit » ; l’alphabet
s’anthropologise ; l’imaginaire
prend sa source essentielle dans les mots qui sont son sang : D’où viennent les
mots ? / de quel
frottement de sons sont-ils nés / à quel silex
allumaient-ils leur mèche /
quels vents les a convoyés jusqu’à nos
bouches ». Finalement, les
mots, la matière de la langue, sa
minéralité, sa sensualité aussi, tout
s’enroule autour du bâton de
profération, tout reconduit à la question
béante : « Les
mots / vol
aveugle dans les ténèbres / lucioles tournoyant
sur elles-mêmes / cailloux dans
la poche du mort distrait / projectiles contre le mur du
cimetière / ils se
disloquent en alphabets / mangent une terre différente dans
chaque
continent ». Car sa méditation
obstinée sur la mort – comme le bourdon
obsédant sur lequel
s’élèvent les phrases musicales, les
vocalises de mots de
cette écriture marquée par le rythme,
l’oralité, la pulsation – signe cette
préoccupation venue de loin chez elle, venue de plus loin
qu’elle, de plus loin
avant elle, celle de faire revenir les morts parmi nous, de redonner
des
couleurs à ceux que le destin a obscurcis.
Contours, draps, linceuls, murs, arbres,
passage : le dessein de Vénus
Khoury-Ghata
est d’ouvrir des chemins de traverse entre les uns et les
autres – encore que « les
seuils ne savent plus rattraper
les chemins ». Mais elle a pour elle
cette ferveur continue :
même si « Ils
sont du même versant
non de la même colline », les
hommes courent vers le même destin, « les
filles chevauchent les montagnes
à cru », et Vénus
Khoury-Ghata sait les faire revenir de tous les
ailleurs de
la mémoire. Elle est une conteuse-en-poésie, une
poétesse-en-imaginaire, une
femme ardente qui « se
tient droite
dans son ombre ». Sa poésie
prend le corps par la langue, échauffe,
enflamme et nous hèle. Elle sait beaucoup de choses sur
nous, sur ceux qui sont
là-bas et ceux qui sont ici, sur les obscurcis et les
illuminés, sur les femmes
qui se lèvent. Elle sait marquer ce territoire de la langue
comme personne.
Elle connait les vertus du cri et de la mélopée.
Elle sait que « nos
colères brèves comme feu de
résineux nous survivent ». C’est
dans de tels livres que cette
survivance aujourd’hui prend sens.