Ces dernières années, ce court
récit de Philippe Jaccottet est passé relativement inaperçu. Il
s'agit pourtant d'un texte important dans l' oeuvre de ce poète majeur
de notre temps. Peut-être la délicatesse du propos y est-elle pour
quelque chose ! Le mot « délicatesse » étant à entendre dans
ses deux acceptions : attention, pudeur et générosité discrète d'
une part, et probité difficile d'autre part...Les hésitations qui
ponctuent l'écriture de ce texte sont les aveux de la difficulté
éprouvée par l'auteur à faire le récit de la journée de deuil et
d'amitié, vécue à Truinas, dans la Drôme provençale, aux obsèques
du poète et ami André du Bouchet.
On sait que le
« devoir » d' écriture que Jaccottet s'impose est dicté
par le souci exclusif de la vérité. Il importe de n'être dupe ni de
la propension lyrique de nos belles âmes, ni de l'envolée mystique
hâtive. Aussi le poète a-t-il toujours été méfiant par rapport à
l'invocation du sacré comme par rapport à la référence aux vertus.
On pense à Hölderlin, souvent rappelé : « une pudeur me
retient ».
Ce texte n'est pas à proprement
parler un hommage ou une apologie, pas plus qu'un apologue. Si
l'écriture est liée à une circonstance douloureuse, elle transcende
cette circonstance, assurément pour mieux la sublimer. Le lieu de
l'enterrement ainsi que les conditions météorologiques (la fine couche
de neige) jouent un rôle central dans cet écrit, mais surtout les
bribes de poèmes, les phrases fondatrices qui s'imposent à l'auteur
dans la circonstance, et qui ont parfois été partagées par du
Bouchet.
La situation est pour l'auteur
difficile à exprimer, car il s'agit de rendre compte d'un moment
d'exceptionnelle « présence », liée toutefois au décès
de son ami, le jour même de la célébration de son absence à jamais.
Jaccottet sait qu'il doit, la vérité l'y oblige, s'efforcer à nommer
le mélange de cette joie de la « présence » avec le
chagrin du deuil. Les sentiments à formuler sont donc en excès par
rapport à nos représentations morales, mais pourtant ils traduisent
aussi cette « noblesse d'âme » dont parle Hölderlin auquel
se réfère Jaccottet en mémoire d' André du Bouchet:
« Et la neige comme des
muguets de mai qui signifie noblesse d'âme » Mnémosyne.
Ce 21 avril 2001 une fine couche
de neige a enveloppé les environs de Truinas d'un halo de pureté qui
justifie l'évocation de la noblesse d'âme. C'est le paysage quotidien
de du Bouchet, mais sublimé, à l'image de ce que sa vie et son oeuvre
ont dégagé de plus noble. C'est d'abord Obermann de Senancour
qui est rappelé à l'occasion de la lecture d'hommage : « comment
se fait-il qu'après les chants d'une voix émue, après les parfums des
fleurs, et les surprises de l'imagination, et les élans de la pensée,
il faille mourir? ». Alors la vie et la beauté fugitives
doivent-elles conduire à désespérer devant le scandale de la mort? La
journée vécue à Truinas, telle qu'en rend compte Jaccottet, est une
ébauche de réponse négative à cette question.
La lecture d'Obermann, le
paysage avec la pellicule de neige, la pureté et la plénitude
naturelles qui s'en dégagent, les réminiscences littéraires de
Jaccottet (dont notamment Hölderlin, traduit par Jaccottet et du
Bouchet dans des formes d'ailleurs très distinctes, qui fait dire à
Jaccottet: « Il est clair que c'était par choix de
fréquenter les mêmes parages de l'esprit ») conduisent au rappel
d'une phrase d'Emily Dickinson que du Bouchet affectionnait
particulièrement: « Comme si devant la mort, ne tenait que ce qui
se comprend de soi... » A savoir l' évidence simple de la nature:
« les fleurs sans regard, sans larmes, sans voix ».
Jaccottet ne songe pas à évoquer la rose « sans pourquoi »
du mystique Angelus Silésius (sa modestie, sa pudeur et un certain
scepticisme l'empêchent en général d'évoquer la mystique)... la
nature comme allégée par la neige saupoudrée... . A savoir également
l' évidence simple de la pure présence dans la fidélité à l'ami,
parmi la simplicité de l'élémentaire, ce que Jaccottet nomme d'une
manière surprenante et même brutale, « le sauvage ».
Il n'est pas question d'éternité
mais seulement de la plénitude dans le passage, et du passage des
paroles même qui disent le passage, « un pas après
l'autre ». La tension discrète de l'écriture scrupuleuse nous
conduit insensiblement à la conclusion: « Voilà donc comment il
peut arriver que s' entre-tissent le visible et l'invisible, les choses
de la nature, les bêtes, les êtres humains, vivants et morts, et leurs
paroles , anciennes ou nouvelles, ainsi que le chagrin et une espèce de
joie. Alors, ayant frôlé du plus intime de soi, si fragile qu'on
puisse être, si débile qu'on puisse devenir, quelque chose qui
ressemble tant au plus intime du mystère de l'être, comment l'oublier,
comment le taire? »
Jaccottet aurait pu s'en tenir à
ce récit qui se suffit à lui-même, mais la probité scrupuleuse,
toujours elle (!), l'enjoint à rajouter quelques feuillets, rédigés
trois ans plus tard, et qui disent l'éloignement toujours croissant de
ce que l'écriture avait tenté de retenir...L'auteur exprime son
étrangeté toujours plus grande envers ce moment pur dont il avait
tenté de fixer l'état d'esprit. Il semble que l'acte même d'écrire
ait contribué à cet éloignement qu'il avait l'ambition de contrarier.
Au bout du compte, « ce serait comme une main qui se retire, un
visage qui se détourne. Le soleil de la vie qui recule d'un pas, puis
de beaucoup de pas. Je me demande s'il peut encore passer un oiseau dans
ce ciel- là. »
Ce n'est pas le moindre des
charmes vénéneux de l'écriture de Jaccottet que cette insistance à
suggérer que ce qui nous est donné dans l'instant de la pureté nous
est repris par l'érosion naturelle. Il n'y a pas de repos pour l'âme
probe.
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