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Philippe Jaccottet 

Truinas le 21 avril 2001, Editions La Dogana 2004

par Yves Humann

  

Ces dernières années, ce court récit de Philippe Jaccottet est passé relativement inaperçu. Il s'agit pourtant d'un texte important dans l' oeuvre de ce poète majeur de notre temps. Peut-être la délicatesse du propos y est-elle pour quelque chose ! Le mot « délicatesse » étant à entendre dans ses deux acceptions : attention, pudeur et générosité discrète d' une part, et probité difficile d'autre part...Les hésitations qui ponctuent l'écriture de ce texte sont les aveux de la difficulté éprouvée par l'auteur à faire le récit de la journée de deuil et d'amitié, vécue à Truinas, dans la Drôme provençale, aux obsèques du poète et ami André du Bouchet.

On sait que le « devoir » d' écriture que Jaccottet s'impose est dicté par le souci exclusif de la vérité. Il importe de n'être dupe ni de la propension lyrique de nos belles âmes, ni de l'envolée mystique hâtive. Aussi le poète a-t-il toujours été méfiant par rapport à l'invocation du sacré comme par rapport à la référence aux vertus. On pense à Hölderlin, souvent rappelé : « une pudeur me retient ».

Ce texte n'est pas à proprement parler un hommage ou une apologie, pas plus qu'un apologue. Si l'écriture est liée à une circonstance douloureuse, elle transcende cette circonstance, assurément pour mieux la sublimer. Le lieu de l'enterrement ainsi que les conditions météorologiques (la fine couche de neige) jouent un rôle central dans cet écrit, mais surtout les bribes de poèmes, les phrases fondatrices qui s'imposent à l'auteur dans la circonstance, et qui ont parfois été partagées par du Bouchet.

La situation est pour l'auteur difficile à exprimer, car il s'agit de rendre compte d'un moment d'exceptionnelle « présence », liée toutefois au décès de son ami, le jour même de la célébration de son absence à jamais. Jaccottet sait qu'il doit, la vérité l'y oblige, s'efforcer à nommer le mélange de cette joie de la « présence » avec le chagrin du deuil. Les sentiments à formuler sont donc en excès par rapport à nos représentations morales, mais pourtant ils traduisent aussi cette « noblesse d'âme » dont parle Hölderlin auquel se réfère Jaccottet en mémoire d' André du Bouchet:

« Et la neige comme des muguets de mai qui signifie noblesse d'âme » Mnémosyne.

Ce 21 avril 2001 une fine couche de neige a enveloppé les environs de Truinas d'un halo de pureté qui justifie l'évocation de la noblesse d'âme. C'est le paysage quotidien de du Bouchet, mais sublimé, à l'image de ce que sa vie et son oeuvre ont dégagé de plus noble. C'est d'abord Obermann de Senancour qui est rappelé à l'occasion de la lecture d'hommage : « comment se fait-il qu'après les chants d'une voix émue, après les parfums des fleurs, et les surprises de l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir? ». Alors la vie et la beauté fugitives doivent-elles conduire à désespérer devant le scandale de la mort? La journée vécue à Truinas, telle qu'en rend compte Jaccottet, est une ébauche de réponse négative à cette question.

La lecture d'Obermann, le paysage avec la pellicule de neige, la pureté et la plénitude naturelles qui s'en dégagent, les réminiscences littéraires de Jaccottet (dont notamment Hölderlin, traduit par Jaccottet et du Bouchet dans des formes d'ailleurs très distinctes, qui fait dire à Jaccottet: « Il est clair que c'était par choix de fréquenter les mêmes parages de l'esprit ») conduisent au rappel d'une phrase d'Emily Dickinson que du Bouchet affectionnait particulièrement: « Comme si devant la mort, ne tenait que ce qui se comprend de soi... » A savoir l' évidence simple de la nature: « les fleurs sans regard, sans larmes, sans voix ». Jaccottet ne songe pas à évoquer la rose « sans pourquoi » du mystique Angelus Silésius (sa modestie, sa pudeur et un certain scepticisme l'empêchent en général d'évoquer la mystique)... la nature comme allégée par la neige saupoudrée... . A savoir également l' évidence simple de la pure présence dans la fidélité à l'ami, parmi la simplicité de l'élémentaire, ce que Jaccottet nomme d'une manière surprenante et même brutale, « le sauvage ».

Il n'est pas question d'éternité mais seulement de la plénitude dans le passage, et du passage des paroles même qui disent le passage, « un pas après l'autre ». La tension discrète de l'écriture scrupuleuse nous conduit insensiblement à la conclusion: « Voilà donc comment il peut arriver que s' entre-tissent le visible et l'invisible, les choses de la nature, les bêtes, les êtres humains, vivants et morts, et leurs paroles , anciennes ou nouvelles, ainsi que le chagrin et une espèce de joie. Alors, ayant frôlé du plus intime de soi, si fragile qu'on puisse être, si débile qu'on puisse devenir, quelque chose qui ressemble tant au plus intime du mystère de l'être, comment l'oublier, comment le taire? »

Jaccottet aurait pu s'en tenir à ce récit qui se suffit à lui-même, mais la probité scrupuleuse, toujours elle (!), l'enjoint à rajouter quelques feuillets, rédigés trois ans plus tard, et qui disent l'éloignement toujours croissant de ce que l'écriture avait tenté de retenir...L'auteur exprime son étrangeté toujours plus grande envers ce moment pur dont il avait tenté de fixer l'état d'esprit. Il semble que l'acte même d'écrire ait contribué à cet éloignement qu'il avait l'ambition de contrarier. Au bout du compte, « ce serait comme une main qui se retire, un visage qui se détourne. Le soleil de la vie qui recule d'un pas, puis de beaucoup de pas. Je me demande s'il peut encore passer un oiseau dans ce ciel- là. »

Ce n'est pas le moindre des charmes vénéneux de l'écriture de Jaccottet que cette insistance à suggérer que ce qui nous est donné dans l'instant de la pureté nous est repris par l'érosion naturelle. Il n'y a pas de repos pour l'âme probe.